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les Pikmin : le monde idéal du génial Miyamoto

La série des Pikmin est à la fois un condensé de la tradition enfantine et naïve de Nintendo et de la vision du monde de son créateur, Miyamoto. Entre lutte pour la survie et coopération, ces jeux sont l’occasion d’analyser sa vision de l’humanité et de constater tout son génie lorsqu’il s’agit de réinventer un genre vidéoludique.

« Oh non ! Nous commençons à manquer de provisions… Nous ferions mieux de trouver de la nourriture rapidement. »

Alph, l’un des rescapés du vaisseau spatial qui se sont écrasés sur PNF-404 (Pikmin 3)

En 2001, Nintendo sortait le premier volet d’une nouvelle série sur sa Game Cube : Pikmin. Incarnant un personnage s’écrasant sur une planète hostile, le joueur devait alors utiliser une espèce indigène répondant à tous ses ordres pour lui permettre de survivre et retourner sur sa planète, les Pikmin. Fruit du génie de Miyamoto, à l’origine des plus grands succès de Nintendo (Zelda, Mario, Donkey Kong…), la série connue un accueil favorable sans atteindre le succès des plus grandes franchises de la maison japonaise. Toutefois, l’amour de Miyamoto pour cette série lui permit de continuer les épisodes jusqu’à sortir une nouvelle version sur Switch en 2020 d’un Pikmin 3 originellement sorti en 2013. C’est l’occasion de revisiter cette franchise à la fois ancrée dans la tradition de Nintendo et permettant à Miyamoto d’y exprimer sa vision du Japon et ses espoirs pour sa société.

Dans la plus pure tradition de Nintendo : un enrobage enfantin et bucolique

Pikmin est d’abord un jeu Nintendo. Face à l’image violente du jeu vidéo, Nintendo a toujours privilégié une approche plus enfantine, pas dans le gameplay, mais dans la direction artistique. Cette approche permet de prendre plus de liberté dans le game design : les mondes ainsi créés peuvent être à la fois féérique et facile à comprendre avec des éléments identifiables, des objectifs clairs et une concentration du joueur sur le gameplay. Si le style est enfantin, le type de jeu et le public ne l’est pas nécessairement : la Nintendo Switch est d’abord orientée vers les jeunes adultes qui ont souvent envie de jeux « good vibes » et relativement facile à aborder. Ce positionnement offre à Nintendo la possibilité d’associer ce style à une vraie profondeur de jeu.

Mais dans le cas de Pikmin, ce qui est intéressant est que cette approche est appliquée au real-time strategy (RTS, jeux de stratégie en temps réel) : les jeux de stratégie sont par définition et dans leur immense majorité, des jeux de guerre car la stratégie est d’abord une affaire militaire : il s’agit de contrôler à distance des unités de combats variées. Pikmin prend le contrepieds de cette approche en choisissant un univers miniature, tournée vers la nature. Il y a d’abord un intérêt marketing qui vise à se distinguer en permanence de la concurrence pour Nintendo et d’affirmer une patte immédiatement reconnaissable. De prime abord, Pikmin choisit donc de déplacer le genre du RTS dans un univers Nintendo pour imposer directement l’idée qu’il ne s’agit pas d’un RTS de plus. Toutefois, ce côté cartoon et bucolique n’empêche pas de donner à Pikmin des enjeux dramatiques dans un monde hostile et violent.

L’histoire d’un combat pour la survie en milieu hostile

Plusieurs éléments font de l’univers Pikmin un univers aux enjeux plus profonds que peuvent le laisser penser sa direction artistique. 

En premier lieu, il s’agit d’un jeu de survie. La survie des protagonnistes extraterrestres que l’on incarne et la survie des Pikmin. Dans le premier opus, capitaine Olimar s’écrase avec son vaisseau sur une planète et, à court de ressources, il dispose d’un délai de 30 jours pour réussir à réparer son vaisseau et quitter la planète avant de mourir de faim. Le joueur est donc contraint et limité par le temps, ce qui crée un sentiment d’urgence tout le long du jeu.

Capitaine Olimar, de Pikmin 1 et 2, dans son vaisseau spatial

Le 3èmevolet reprend cette idée d’urgence : le joueur n’est plus contraint par le temps, mais il dispose de ressources limitées. Dans cet épisode, les trois protagonistes ont été envoyés dans l’espace afin de chercher de la nourriture pour leur planète où la population risque la famine à cause de la surpopulation. Il s’agit donc d’un premier objectif de survie de leur espèce. Mais en se crashant sur la même planète que Olimar, ils disposent de peu de nourriture et en consomment chaque jour avant de pouvoir réparer leur vaisseau. Ils doivent donc optimiser leur temps afin d’être sûrs de pouvoir trouver de la nourriture pour continuer à survivre, tout en trouvant de quoi réparer leur vaisseau. 

Le joueur doit s’associer aux Pikmin pour relever le défi de sa survie, mais les Pikmin sont une espèce au bord de l’extinction : dans un monde hostile où ils font face à de nombreux ennemis, ils ne sont plus que quelques-uns au moment où les jeux démarrent. Il s’agit évidemment d’un moyen de s’assurer que le joueur en produise plus, pour l’intérêt du gameplay, et ainsi faire des Pikmin une ressource à gérer, comme les unités de combat dans les RTS. Mais il s’agit aussi de créer un enjeu pour les Pikmin et une motivation supplémentaire. 

Enfin, on peut voir la planète d’Olimar dans le second épisode : ravagée, lugubre. Elle ressemble plus au wasteland de Borderlands qu’à un univers Nintendo : une planète désertique, surexploitée sur laquelle toute nature a disparu et dont les seuls éléments sont industriels.

La planète d’Olimar au début de Pikmin 2

Mais la planète bucolique sur laquelle se déroule l’histoire et sur laquelle vivent les Pikmin, c’est notre Terre. Probablement dans un futur où l’humanité a disparu, ne laissant que des ruines et des objets. Rien n’explique la disparition de l’espèce humaine, mais elle rajoute au sentiment que tout l’univers de Pikmin est une question de survie. Le 3ème épisode semble donner des indices indiquant que l’histoire se déroule dans 250 millions d’années. Mais le jeu ne s’arrête pas là et semble délivre a priori un message tout aussi dur à travers son gameplay.

L’histoire de la lutte pour les ressources : une histoire universelle

Si le premier opus est tourné vers l’exploration et la survie après un crash accidentel, les deux autres opus sont tournés vers l’exploitation des ressources de la planète : dans Pikmin 2, Olimar est renvoyé sur la planète dont il a réchappé dans l’épisode précédent pour récupérer des trésors lui permettant de rembourser la dette de l’entreprise pour laquelle il travaille. Pikmin 3 va encore plus loin : les personnages arrivent d’une planète à court de ressources face à la pression démographique. Trouver de la nourriture ailleurs est la seule solution pour survivre. Il s’agit donc d’exploiter les ressources de la Terre. Le jeu crée des objectifs assimilables à une forme d’exploitation bien connue à travers l’histoire de l’humanité. La logique de compétition pour les ressources est même un fondement de la biologie, la particularité humaine étant qu’elle est généralement intraspécifique (au sein de notre espèce). En arrivant dans les Bahamas lors de son deuxième voyage en quête des épices et des richesses de l’Asie, Christophe Colomb réduit en esclavage les indiens d’Hispaniola ou les massacre, contribuant à faire disparaître la culture Arawak. Même les souverains espagnols jugeront fermement la politique de Colomb, contribuant à sa disgrâce sur la fin de sa vie. Mais pour comprendre Pikmin vu par son créateur Miyamoto, il faut replacer son histoire dans l’histoire japonaise.

Les crimes de Christophe Colomb

Le gameplay de Pikmin : l’exploitation d’une espèce

Pour prolonger l’analogie avec cette lutte pour les ressources via la colonisation, le jeu intègre les Pikmin. Ces derniers ne sont pas liés aux objectifs du joueur, ils sont indigènes à la planète et d’une espèce différente. Pourtant, ils sont utilisés pour récolter les ressources, pour combattre, mourir et répondre au doigt et à l’œil au joueur. Il s’agit de la mécanique de domination la plus ancienne dans la colonisation humaine. Il faut recontextualiser la vision du monde de Miyamoto.

Shigeru Myiamoto, le « Walt Disney » de Nintendo

Quand on pense au Japon, on oublie souvent la croissance à marche forcée sous gouvernement de droit divin suite à la restauration Meiji de la fin du 19ème. Déjà fortement hiérarchisé avec une fidélité à la noblesse absolue, les Japonais connaissent alors une industrialisation accompagnée d’une militarisation de la société, puis d’une volonté d’expansion : besoin de matières premières pour l’industrie, de ressources agricoles pour nourrir une population en pleine explosion (30 millions en 1840, 80 millions en 1940) et de débouchés commerciaux.

Ce passé colonial, expansionniste et militariste du Japon a marqué la société japonaise en profondeur. Les crimes de guerre japonais sont parmi les plus durs de l’histoire (massacres de Nankin, « expériences » de l’unité 731 ou le débat autour des « femmes de réconfort » coréennes encore d’actualité par exemple) justifiée par une idéologie raciste et totalitaire. La guerre contre les Alliés a eu un coût phénoménal pour une population.

Image des Procès de Tokyo, équivalent japonais des Procès de Nuremberg

Si on a donc un jeu à l’enrobage Nintendo, les mécaniques et l’histoire sont réellement ancrées dans un cadre renvoyant aux aspects les plus durs de nos sociétés humaines. Miyamoto semble inscrire Pikmin dans l’histoire du Japon. Pourtant, en analysant différemment le jeu, il prend au final le contrepieds de cette logique de domination, exploitation et destruction. 

Pikmin revisite l’histoire humaine et invite à la coopération

Pikmin n’est pas qu’une histoire dramatique, c’est une histoire sur la coopération et comment, dans les moments les plus difficiles, la survie peut être assurée par l’entre-aide. Miyamoto dit avoir eu l’idée de Pikmin en observant les fourmis dans son jardin. Il s’est alors intérrogé sur la possibilité de redéfinir le standard du jeu vidéo : la compétition entre joueurs. Il souhaitait un jeu basé sur la coopération entre les personnages. Utiliser le RTS est intéressant car c’est un genre, par-dessus tous, associé à la guerre et donc la compétition ainsi qu’à l’histoire : parmi les plus grands titres du genre, on trouve entre autres Age of Empires, Total War Rome ou Medieval.

Les Pikmin ne sont pas seulement au service du joueur, ils sont aussi une espèce qui vise un objectif propre : dans un monde hostile, ils sont au bord de l’extinction et leur seule chance de survie est de s’associer avec le joueur pour en faire un leader qui pourra les unir et les diriger face aux ennemis. Si ils se sacrifient sur l’ordre du joueur, en attaquant un monstre par exemple, ce n’est pas que pour le servir mais au nom de leur espèce. Ils sont faibles individuellement, mais ensemble peuvent accomplir de grandes choses. Ils sont de types divers avec des spécificités propres qu’il faut savoir utiliser au bon moment. Le joueur lui-même doit faire équipe avec d’autres personnages pour accomplir ses missions. Pikmin prend donc les apparences d’un jeu de survie violent reposant sur les aspects les plus sombres de l’humanité, mais transforme ces apparences pour récompenser le joueur quand il coopère, associe et organise vers un objectif commun les pikmin et un leader. 

Différents types de Pikmin : roc (résistant), jaune (électrique), rouge (résistant au feu), bleu (peuvent aller dans l’eau) et ailé (peut voler) qu’il faut savoir utiliser de façon complémentaire

Pikmin : la société japonaise idéale de Miyamoto

Que transmet Myiamoto à travers l’histoire de Pikmin ? En transformant la compétition pour la survie en une coopération, il parle de sa vision de l’humanité et de la société japonaise. En changeant les codes du RTS, genre associé aux guerres à travers l’histoire, il réinvente le genre et par la même occasion la société. Il pose un monde dur et violent, similaire au nôtre, et y construit le monde qu’il souhaiterait.

Le Japon a connu une croissance sans précédent à partir des années 1960 et jusqu’au début des années 1990. Mais le prix d’une telle croissance a été une pression sur les travailleurs incomparable à celle des pays occidentaux : dans les années 1980, un Japonais travaillait en moyenne par an 500 heures de plus qu’un Français. A partir des années 1920, les grandes entreprises prestigieuses du Japon sont devenues les nouveaux « daimyo », les grands nobles japonais auxquels la fidélité était absolue. Un tel servage avait disparu dans la structure sociale des pays occidentaux. Mais au Japon, cette relation a persisté dans l’organisation du travail qui a découlé des grandes réformes sociales et économique de l’ère Meiji à partir de 1868. 

Les « keiretsu », les grands conglomérats japonais (Mitshubishi, Nissan, Mistui…) proposent des carrières souvent à vie au prix d’un sacrifice complet à l’entreprise. Cette organisation du travail entraîne une pression sociale à la productivité qui alimente la compétition. La crise du début des années 1990 puis la crise financière asiatique de 1997 n’ont fait que renforcer cet environnement compétitif jusqu’à créer un rejet social. 

Le Japon a connu une explosion du nombre de suicide dûs à la pression professionnelle au point de créer un terme : karoshi ou « mort par surtravail ». Le karoshi est devenu un enjeu de santé publique : le gouvernement a envisagé de plafonner les heures supplémentaires à 100 par mois en 2017 (en plus d’une durée légale de travail de 40 heures par semaine et 2 semaines de congés par an). A l’autre extrême du spectre de la compétition et de l’exploitation, les « hikkomori » sont les jeunes, souvent hommes, réagissant à la pression scolaire et sociale par le retrait : restant dans leurs chambres pendant des mois à jouer aux jeu vidéo dans un état dépressif. En 2016, le gouvernement les estimait être environ un million. 

Un hikkomori

Myiamoto, issu d’une famille modeste, a grandi dans cette société et y vit en travaillant à un haut poste de responsabilité dans l’une des plus prestigieuses entreprises japonaises. Il connait cet environnement, il a réussi en vivant cette pression et face à la compétition. Mais il a utilisé Pikmin pour parler d’une autre vision qu’il a pour la société japonaise. Pour exprimer son souhait de voir moins de compétition, moins de pression sociale destructive dans l’archipel. Le fait que la planète sur laquelle se déroule Pikmin soit la Terre dans un futur où l’espèce humaine a disparu est une façon d’indiquer que la compétition qu’il voit détruit la société japonaise. En passant par un média compétitif, le jeu vidéo, et un genre associée à la violence de la guerre à travers l’histoire, le RTS, il en réinvente les règles. C’est la richesse de Pikmin : un message simple mais sincère qui passe moins par l’histoire que par la façon de jouer.

Des Pikmin coopérant pour porter un fruit

Conclusion

Au cours d’une interview au New Yorker en décembre 2020, Miyamoto répond à la question de savoir comment il changerait le monde s’il pouvait le designer comme ses jeux par « j’aimerais rendre les gens plus attentionnés et généreux entre eux. […] J’aimerais que l’on ait tous plus de compassion ». Rien de révolutionnaire dans la vision du monde idéal de Miyamoto, mais la richesse de ce qu’il propose avec Pikmin ne réside pas tant dans ce message que dans sa façon de le transmettre. A travers un jeu au design innocent, avec une histoire a priori simple, Miyamoto arrive à créer un univers et un gameplay transmettant son ressenti au joueur. A la fois ses craintes du monde tel qu’il est et son envie de voir le monde tel qu’il pourrait être. C’est pour cette raison que Pikmin vaut la peine d’être joué et approfondi comme l’une des grandes séries de Nintendo.

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